Télérama
: Une exposition d'ethnographie sur les Yanomami à la Fondation
Cartier, c'est plutôt inédit.
Bruce
Albert : Nous ne voulions pas concevoir une exposition «
sur les Yanomami » ! Car traiter d'un peuple en général,
c'est ne s'intéresser à personne, ou alors à des
anonymes dont on aurait volé l'image. Nous ne voulions pas non
plus d'un propos ethnographique, avec reconstitution de l'habitat façon
« appartement témoin ». Non plus d'un regard de compassion
pour flatter la bonne conscience occidentale. Encore moins d'une approche
esthétisante sur les objets usuels ou rituels des Yanomami, car
la notion d'art n'a aucun sens pour eux.
Les
quatre années de préparation nous ont permis de définir
un principe d'exposition qui, lui, est inédit : travailler avec
les Yanomami, et non pas sur eux. Tout en respectant une unité
de lieu : un village, Watoriki ; et de temps : celui du séjour
d'artistes contemporains - brésiliens, allemands, français,
américains, japonais.
Télérama
: Comment confronter des plasticiens occidentaux à des
Yanomami qui ignorent la notion d'art ?
Bruce
Albert : Nous ne prétendons pas assimiler le chamanisme
yanomami à l'art contemporain, mais juste pointer quelques convergences.
Les chamans sont les piliers de la société yanomami : non
seulement ils guérissent les membres de leur communauté
des maladies, les protègent contre les esprits maléfiques,
mais ils sont aussi garants du bon « fonctionnement » du monde
: de la forêt, des terres, du climat. Pour réaliser ces tâches
surnaturelles, le chaman inhale une poudre hallucinogène qui lui
permet mentalement de faire « descendre » et « danser
» les êtres de la mythologie... Les chamans yanomami ont donc
expliqué, par mon intermédiaire, leur système cosmologique
aux artistes accueillis. Lesquels se sont inspirés de ce système
et non d'un folklore à base de plumes et de peintures corporelles.
Télérama
: On ne peut pas dire que le chaman et l'artiste contemporain
exercent le même « métier ».
Bruce
Albert : Bien sûr. Mais tous deux utilisent le bricolage
symbolique (mental ou matériel) pour élaborer des «
machines à voir ». C'est ce que Claude Lévi-Strauss
a analysé dans La Pensée sauvage : au-delà des clivages
culturels, tous deux élaborent des interprétations du monde
qui échappent à la compréhension rationnelle. Quand
on a demandé à Davi Kopenawa, le chaman avec qui nous avons
mené ce travail, ce qu'il pensait des oeuvres réalisées
par Tony Oursler et Vincent Beaurin, il a simplement répondu :
« Ils rêvent proche. »
Télérama
: Comment peuvent-ils se comprendre quand le contenu culturel
n'est pas le même ?
Bruce
Albert : Dans les deux cas, la compréhension du monde
s'élabore par des images. Celles des chamans yanomami sont mentales,
ce qui ne les empêche pas d'être extrêmement précises,
variées, et riches d'une esthétique très forte. Après
avoir inhalé la poudre yakoana, ils font descendre l'image des
esprits, comme des particules de poussière brillante, sous forme
d'humanoïdes minuscules magnifiquement parés d'ornements,
dansant avec lenteur sur de vastes miroirs sans jamais toucher terre...
Nos images, en revanche, sont matérielles, sous forme de tableaux,
photos, films. Ce sont parfois des images mortes - celles de la télévision
ou des magazines - qui colonisent notre imaginaire. Les artistes luttent
contre ces scories et font comprendre leur monde avec des images vivantes.
Pour exister, l'artiste comme le chaman doivent produire des images et
avoir quelque chose à dire...
Pour
cette rencontre-exposition, l'un comme l'autre ont accompli un voyage
croisé et très déstabilisateur, parce qu'à
la fois analogue et décalé. Les artistes occidentaux se
sont trouvés confrontés à une production d'images
mentales. Quant aux Yanomami, ils ont dû accepter d'être photographiés,
et donc de laisser des traces après leur mort, ce qui est contraire
à leurs principes.
Télérama
: Vous n'avez pas organisé cette gigantesque exposition
seulement pour montrer des analogies...
Bruce
Albert : Plutôt pour réaffirmer la nécessité
vitale de ce regard qui n'est pas lié à la culture marchande
ou à la raison scientifique. Pour rappeler que l'art est peut-être
une sorte de réserve écologique de cette pensée «
sauvage » dans la société industrielle. Ces interprétations
du monde sont d'autant plus précieuses qu'elles pourraient venir
à manquer. Or nous avons besoin de la divergence des regards !
Cette déstabilisation du réel par d'autres découpages
est vitale pour notre société.
Il
est important de le rappeler au moment où la mondialisation dévore
à grands pas les différences culturelles ; au moment où
l'on nivelle jusqu'à la différence entre les sexes ; où
l'on sait s'autoreproduire par clonage. Sans le point de référence
extérieur, nous sommes menacés par l'autisme culturel, par
un narcissisme maladif qui nous enlèvera toute créativité,
dans un rêve d'autoreproduction sans fin... Les Yanomami incarnent
avec force l'idée qu'il existe d'autres façons d'envisager
le monde. Même si leurs préoccupations sont autres : s'ils
ont accepté de livrer leur image, c'est dans une stratégie,
pour faire reconnaître leur territoire. Ils savent qu'ils doivent
convaincre les « gens de loin » (les Européens, par
exemple) pour convaincre les « gens de près » : le
gouvernement brésilien, mais aussi les chercheurs d'or et les colons.
Télérama
: Pourront-ils rester indemnes de la mondialisation ? Chaque
rencontre avec les Blancs a été pour eux une catastrophe
: dans les années 70, ils ont été décimés
par la rougeole et la grippe, dans les années 80, ils ont été
envahis par quarante mille chercheurs d'or.
Bruce
Albert : Les zones d'autarcie sont désormais intenables.
Le contact existe. Il faut faire avec : nous travaillons dans la zone
grise du « moindre mal ». Mon rôle d'anthropologue est
d'agir un peu comme un vaccin : d'être la forme atténuée
du Blanc. Depuis près de 30 ans que je me consacre aux Yanomami,
nous avons obtenu la reconnaissance légale de leur territoire,
hors quelques invasions sporadiques. Puis, après avoir créé
deux ONG (1) pour leur protection médicale, nous avons un projet
d'éducation, pour les aider à absorber le monde des Blancs
- par exemple, l'ordinateur ou le droit international - dans leur langue.
Télérama
: Manier un ordinateur, faire appel à un avocat, est-ce
compatible avec la pratique du chamanisme ?
Bruce
Albert : La société japonaise a su ménager
une tradition forte dans une modernité de pointe. Le chamanisme
yanomami a l'avantage de ne pas être une religion surplombante,
avec des dogmes et une autorité suprême dont on pourrait
vouloir se libérer. C'est un système ouvert. La seule donnée
de base, c'est de faire danser les esprits. Ensuite, chacun crée
son propre univers. Et cette liberté les rapproche plus de l'artiste
que du prêtre.
Propos recueillis par Catherine Firmin-Didot
(1) Adresses : www.proyanomami.org.br ;
www.urihi.org.br Et aussi : www.survival-international.org,
qui a collaboré à l'organisation de l'exposition.
Télérama n° 2785 - 29 mai 2003 |