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À
la Fondation Cartier, l'exposition " Yanomani, l'esprit de la forêt
" est le fruit de la rencontre des univers créatifs d'artistes occidentaux
et des Indiens de l'Amazone.
Yanomani, l'esprit de la forêt
Fondation Cartier pour l'art contemporain, 261, bd Raspail,Paris 14e.
Du 14 mai au 12 octobre.
Tél. : 01 42 18 56 50.
L'exposition " Yanomami, l'esprit de la forêt ", fait ouvrer,
à travers films, installations vidéo, photos, peintures, sculptures,
" le point de vue d'une altérité radicale pour dépayser
la pensée et déprendre la vision ". Bruce Albert, anthropologue,
directeur de recherche à l'IRD (Institut de recherche pour le développement),
vice-président de Survival International (France) et commissaire, avec
Hervé Chandès, de cette passionnante exposition, aux antipodes
des démonstrations ethnologiques traditionnelles, répond à
nos questions.
D'où vient l'idée de cette confrontation entre deux mondes
?
Bruce Albert: Le projet de l'exposition repose sur
une rencontre entre artistes de divers pays, dont le Japon, et les onze chamans
du village Yanomami " La montagne du vent " (Watorik+), au Brésil.
Cette rencontre tire sa légitimité de l'affinité profonde
qui existe entre les processus de pensée qui opèrent dans l'interprétation
du monde des chamans et dans la production des ouvres des artistes dans notre
société industrielle. Les formes de construction symbolique à
l'ouvre dans le travail des artistes sont en effet très proches, non
dans le contenu, bien entendu, mais dans le mode d'opération de la pensée
chamanique. Claude Lévi-Strauss a magistralement analysé cette
affinité entre art et pensée mythique dans la Pensée sauvage.
L'univers de la création artistique peut donc être considéré,
de ce point de vue, comme une île de " pensée sauvage "
dans notre société ; d'où l'idée de mettre en dialogue,
en regard, les membres de cette île artistique avec ceux de l'île
chamanique Yanomami. Le projet de l'exposition consiste ainsi à montrer
comment la trajectoire de certains artistes peut entrer en écho avec
l'activité et les visions des chamans Yanomami. Il a aussi pour but de
faire voir et comprendre à un public le plus large possible l'intérêt
intellectuel et esthétique du chamanisme Yanomami.
Pourquoi les Yanomami ont-ils accepté cette expérience
? Ont-ils été longs à convaincre ? N'ont-ils pas, finalement,
instrumentalisé les artistes en les transformant en propagandistes de
leur cause ?
Bruce Albert: Les membres de la communauté et ses leaders, Davi
Kopenawa et Lourival Watorik+thëri, ont accepté de se prêter
au jeu avec beaucoup d'intérêt. D'abord parce qu'ils ont apprécié,
avec une grande curiosité, que des artistes importants viennent de si
loin pour leur rendre visite par intérêt pour leur culture et leur
mode de vie. Ensuite, parce que ce projet a été mené avec
l'appui d'une ONG locale, la ComissÆo Pro-Yanomami (CCPY - www.proyanomami.org.br),
qui a fait en sorte que cette initiative soit utile aux projets de terrain dans
lesquels les Yanomami sont engagés actuellement pour garantir la défense
de leur terre et de leur avenir (la Fondation Cartier contribue au financement
des projets d'éducation bilingue et de protection environnementale que
la CCPY mène avec les Yanomami du Brésil). Sans cette sensibilité
" politique " une telle exposition n'aurait pas été
acceptable.
Mais, finalement, je crois que l'élément décisif a été,
pour les Yanomami de Watorik+, la possibilité de faire connaître
et apprécier une culture chamanique dont ils sont très fiers.
Ils savent en effet aujourd'hui que la continuité de leur mode de vie,
et même leur survie dépendent, dans une large mesure, de l'appui
international que peut garantir l'image médiatique positive de leur culture.
Leurs conceptions chamaniques des images nous intéressent, ils s'intéressent
à la construction de leur identité dans nos images. Il y a bien
là une tentative d'échange autour de différentes cultures
de l'image dans un contexte politique conscient chez tous les acteurs du projet.
Je ne crois donc vraiment pas que les artistes ont été "
instrumentalisés ", pas plus que les Yanomami y ont été
" exploités ".
Comment s'est organisée la venue des Occidentaux ?
Bruce Albert: J'ai passé environ deux mois avec les
artistes, venus sur le terrain à tour de rôle. L'idée était
que chacun puisse avoir une expérience personnelle directe de rencontre
avec les Yanomami. Cette communication dans un temps relativement court a été
possible parce que, connaissant cette communauté depuis vingt-sept ans
et parlant sa langue, j'ai pu servir de passeur entre les deux univers.
Que voulez-vous dire lorsque vous affirmez que dans la culture Yanomami
l'image n'existe pas ?
Bruce Albert:
Je veux dire, en simplifiant beaucoup, que la culture Yanomami est une culture
sans images (matérielles) mais " obsédée " par
les images (mentales). Le chamanisme Yanomami, centre de gravité métaphysique
de cette société, fait ainsi sans cesse appel aux " images
" (utupë) des êtres créés à l'origine des
temps.
Les chamans Yanomami, sous l'effet d'hallucinogènes puissants aux effets
assez proches du LSD, " appellent ", " font descendre "
et " font danser " des images-esprits en les incorporant. Chaque image-esprit
des ancêtres de la première humanité, à la fois humains
et animaux, est mise en scène par une chorégraphie et un chant
spécifique. Les chamans recombinent ces images entre elles selon une
mise en scène, toujours renouvelée, pour expliquer à leur
communauté ce qui l'affecte et avoir une certaine prise sur ces événements,
le plus souvent biologiques (maladie, infertilité), écologiques
(chasse, agriculture, cueillette) et climatiques (saisons, tempêtes, incendies).
Chez les Yanomami, c'est donc le corps des chamans qui matérialise les
images. Il n'y a pas vraiment d'images au sens où nous entendons ce terme,
au sens de représentation plastique. Pas plus, d'ailleurs, qu'il n'y
a d'artistes, une catégorie occidentale qui n'a aucun sens pour eux.
Mais, bien entendu, tous les Yanomami font usage de peintures corporelles et
façonnent des ornements de plumes.
Vous dites d'ailleurs que les Yanomami n'aiment pas nos images...
Bruce
Albert: Les Yanomami n'aiment guère nos images d'eux, nos images
photographiques et filmées. Cela tient à leurs coutumes funéraires.
Mais rien à voir avec le poncif sur le vol de l'âme que l'on évoque
généralement à propos des sociétés traditionnelles.
Les cérémonies funéraires Yanomami imposent une destruction
totale des traces sociales des défunts pour permettre à leurs
spectres de rejoindre le " dos du ciel " et, ainsi, de délivrer
les vivants de la mélancolie du deuil. Savoir que les images d'un mort
peuvent demeurer entre les mains d'étrangers et ne pas être incinérées
lors de ses funérailles constitue donc une idée culturellement
désagréable pour les Yanomami.
Cependant, ce sentiment tend à s'atténuer (au moins pour les images
d'adultes) car les Yanomami ont compris, durant la dernière décennie,
que les images des Blancs pouvaient aussi leur sauver la vie. Entre 1987 et
1989, 40 000 chercheurs d'or ont envahi le territoire Yanomami. Leur importation
du paludisme et leurs violences ont causé la mort de 13 % de la population
indienne en trois ans. Davi Kopenawa, le principal porte-parole des Yanomami
du Brésil, s'est engagé durant cette période avec la CCPY,
Survival International, Médecins du monde et d'autres ONG, dans une campagne
contre ce début de génocide. Sans l'appui de ces organisations
et, surtout, des médias internationaux qui ont répercuté
les images de cette tragédie, il est probable que les Yanomami auraient
pratiquement disparu au Brésil.
Qu'est-ce qui vous a le plus étonné dans cette rencontre
?
Bruce Albert: Ce qui m'a le plus étonné dans
la rencontre entre artistes et chamanes Yanomami, au fond, c'est de vérifier
" en direct " combien le pari sur lequel reposait l'exposition pouvait
fonctionner du côté des Yanomami ; de constater combien le travail
des artistes pouvait faire sens pour eux ; de constater qu'il y avait effectivement
affinité entre la production des images par les artistes et la "
danse des images " des chamans Yanomami, mais aussi d'observer les préoccupations
des Yanomami avec la gestion de leur propre image dans le monde des Blancs.
Deux exemples : les chamans parcourant un catalogue d'Adriana VarejÆo,
commentant longuement ses ouvres en établissant des associations avec
des entités et des événements mythiques puis incitant les
jeunes gens à dessiner des images qui y correspondent ; ou encore le
leader et plus vieux chaman du village de Watorik+ expliquant à Raymond
Depardon " nous n'aimons pas beaucoup être photographiés,
mais nous t'avons donné nos images pour que tu les montres aux autres
Blancs afin de nous aider à protéger la forêt ". En
fait, chaque artiste a catalysé sur son travail une curiosité,
un effort d'interprétation et de dialogue de la part des Yanomami qui
a été encore plus important que je ne le croyais possible.
N'est-il pas illusoire, pourtant, de croire que parce qu'il a sniffé
avec eux, Garry Hill aurait vu les mêmes images mentales ?
Bruce Albert: Je n'ai bien entendu pas la naïveté
de croire que Gary Hill, en prenant des hallucinogènes Yanomami, a vu
les images-esprits des ancêtres animaux comme les voit un chaman Yanomami
! Les images chamaniques viennent, je l'ai dit, de l'application d'un cadre
culturel à des hallucinations d'origine chimique.
Cependant, il y a eu un véritable échange, dans la mesure où
Gary Hill a fait une expérience de ce que peut être le mode de
connaissance hallucinogène des chamans - en tant que processus de production
d'images mentales, quel qu'en soit le contenu - et qu'il a conçu une
installation pour rendre compte de cette expérience. De leur côté,
les chamans Yanomami ont organisé autour de lui, étendu sur le
sol, une séance chamanique qui avait pour but de " faire descendre
" et de mobiliser, via Gary, les esprits des ancêtres des Blancs,
les " napënapëripë ", afin de protéger les limites
de leur territoire. Ce qui peut sembler paradoxal, mais le chamanisme Yanomami
a recours souvent à ce genre d'" homéopathie symbolique "
: seules les images-esprits des ancêtres Blancs peuvent contrer la menace
des Blancs actuels. Ainsi, les échanges de l'exposition n'ont-ils pas
porté sur des contenus culturels mais sur l'affinité de la démarche
symbolique des artistes et des chamans, la " pensée sauvage "
ici et là.
Dans l'avant-propos de l'exposition, vous dites que la pensée
Yanomami a été " prise sur un plan d'égalité
". Comment cela serait-il possible ? Quelles que soient les bonnes intentions,
les engagements respectifs des uns et des autres, les artistes n'allaient-ils
pas, au pire, rencontrer des " sauvages ", au mieux, des populations
en voie d'extinction ?
Bruce Albert: La société Yanomami est traitée
localement avec mépris par les colons, les chercheurs d'or et les grands
éleveurs qui cherchent à les spolier de leur territoire. Ce sont
ces représentants-là de notre monde qu'ils rencontrent habituellement
- c'est-à-dire ce que nous avons à leur montrer de pire. Leur
amener des visiteurs blancs qui ont la plus grande sympathie et le plus grand
respect pour leur culture et qui sont dans notre société des créateurs
talentueux et prestigieux, c'est faire connaître aux Yanomami, pour une
fois, le meilleur de notre monde. C'est en ce sens que le projet de l'exposition
les a situés, d'emblée, sur un plan d'égalité et
les a pris au sérieux. Mais c'est aussi par la volonté de ne pas
les prendre pour objet (ethnographique ou victimaire), de les considérer
comme des partenaires dans un projet commun autour d'une réflexion en
actes sur les images : sur les leurs, sur les nôtres, et sur leur interaction.
Une telle rencontre ne gomme évidemment pas la relation de domination
qu'exerce notre société sur la leur, mais elle permet d'éviter
le manichéisme et le fatalisme. Si les Yanomami sont localement les victimes
d'intérêts économiques brutaux, l'appui international d'"
autres Blancs " leur permet de se défendre et de soutenir leurs
propres stratégies de continuité sociale et culturelle. Des ONG,
comme Survival International, permettent de canaliser cet appui de manière
efficace (www.survival-international.org).
Par ailleurs, malgré les très graves menaces qui ont pesé
sur elle au cours de ces dernières décennies, la société
Yanomami constitue toujours une société très vigoureuse,
à la fois sur le plan de la tradition - le village de Watorik+ ne compte
ainsi pas moins de onze chamans pour 127 habitants - et sur le plan de l'appropriation
de nouveaux moyens destinés à assurer la défense de ses
droits (éducation bilingue, formation sanitaire, etc.). Les Yanomami,
qui comptent au Brésil 12 700 personnes réparties en 185 villages,
ne sont en rien une " population en voie d'extinction " ! Leur culture,
si elle est millénaire, n'en est pas moins une culture contemporaine.
Nos
sociétés respectives ne sont-elles pas antinomiques ? Les Yanomami
ne sont-ils pas les descendants de peuples qui ont choisi la forêt et
nous de peuples qui ont édifié des métropoles, des sociétés
industrielles ? Surtout, ne sont-ils pas en train de crever pour notre course
au profit ?
Bruce
Albert: Nos sociétés sont, à l'évidence,
basées sur des systèmes de valeurs antinomiques et les intérêts
économiques locaux qui cherchent à s'emparer des terres Yanomami
au Brésil sont d'une rapacité totalement sans scrupule (orpailleurs,
compagnies minières, forestiers et éleveurs). Toutefois, je le
répète, il ne faut sous-estimer ni la ténacité de
ceux qui, dans notre société, pour destructrice qu'elle soit,
défendent les peuples minoritaires comme les Yanomami, et moins encore,
la vitalité des Yanomami à se former et s'organiser pour défendre
leurs droits à vivre en paix comme ils l'entendent dans un territoire
libre de toutes destructions écologiques.
L'élection de Lula leur apporte-t-elle de l'espoir ?
Bruce Albert: Le nouveau président du Brésil
a été porté au pouvoir par un immense espoir de réforme
sociale au Brésil. Il doit cependant faire face aujourd'hui à
des contraintes économiques et à des pesanteurs sociales de tous
ordres qui ne lui permettent pas toujours d'aller aussi vite et aussi profondément
que le souhaiterait son électorat le plus à gauche. Sa politique
envers les Indiens s'est avérée, dans ce contexte, extrêmement
décevante pour les organisations indiennes et pro-indiennes qui ont soutenu
sa candidature.
Tout laisse ainsi penser que la paralysie du processus de légalisation
des terres indiennes et de toutes mesures en faveur des Indiens observées
durant ces derniers mois constituent une manouvre pour gagner les voix de politiciens
locaux nécessaires au vote de la réforme des retraites ou des
impôts. Le 30 avril a été remis à la présidence
de la République un document émanant d'un " Rassemblement
national des peuples et organisations indiennes du Brésil " qui
réaffirme les revendications du mouvement indien et tente de faire sortir
ce début de gouvernement de sa real politik d'omission.
Entretien réalisé par
Magali Jauffret